IN MEMORIAM PYRRHUS

ACTE 1

Ce portail grand ouvert m’aspira par le vide brumeux d’une large allée qui s’ouvrait derrière lui. Il me sembla nager entre deux rangs d’arbres, dans l’air mat de la fin du jour. Presque aussitôt l’allée se remplit de sifflets stridents. Je tournai dans un passage plus étroit, dérapai sur une dalle lisse, m’engouffrai entre d’étranges cubes gris. Enfin, sans force, je m’accroupis derrière l’un d’eux. Les sifflets résonnèrent un moment, puis se turent. De loin, j’entendis le grincement de la grille du portail. Sur le mur poreux du cube, je lus ces mots sans en saisir tout de suite le sens:

Quelque part derrière les arbres, un sifflet retentit, suivi d’une conversation. Deux hommes, deux gardiens, remontaient l’allée

Je me relevai lentement. Et à travers la fatigue et la torpeur du début de la maladie, je ressentis un reflet de sourire sur mes lèvres : « La dérision doit entrer dans la nature des choses de ce monde. Au même titre que la loi de la gravitation… »

Tous les portails du cimetière étaient maintenant fermés. Je contournai la niche funéraire derrière laquelle je m’étais laissé tomber. Sa porte vitrée céda facilement. L’intérieur me parut presque spacieux. Le dallage, à part la poussière et quelques feuilles mortes, était propre et sec. Je ne tenais plus sur mes jambes. Je m’assis, ensuite m’étendis de tout mon long. Dans l’obscurité ma tête frôla un objet en bois. Je le touchai. C’était un prie-Dieu. Je posai ma nuque sur son velours flétri. Étrangement, sa surface sembla tiède, comme si quelqu’un venait de s’y agenouiller…

Les deux premiers jours, je ne quittais mon refuge que pour aller chercher du pain et me laver. Je rentrais aussitôt, je m’allongeais, je plongeais dans un engourdissement fiévreux que seuls les sifflets à l’heure de la fermeture interrompaient pour quelques minutes. Le grand portail grinçait dans le brouillard, et le monde se réduisait à ces murs de pierre poreuse que je pouvais toucher en écartant mes bras en croix, au reflet des vitres dépolies de la porte, au silence sonore que je croyais entendre sous les dalles, sous mon corps…

Je m’embrouillai rapidement dans la suite des dates et des jours. Je me souviens seulement que, cet après-midi-là, je me sentis enfin un peu mieux. A pas lents, plissant les paupières sous le soleil qui revenait, je rentrais… chez moi. Chez moi ! Oui, je le pensai, je me surpris à le penser, je me mis à rire en m’étranglant dans un accès de toux qui fit se retourner les passants. Cette niche funéraire, vieille de plus d’un siècle, dans la partie la moins visitée du cimetière, car il n’y avait pas de tombes célèbres à honorer – un chez-moi. Avec stupeur, je me dis que je n’avais pas employé ce mot depuis mon enfance…

C’est durant cet après-midi, dans la lumière du soleil d’automne qui illuminait l’intérieur de ma niche, que je lus les inscriptions sur les plaquettes de marbre fixées à ses murs. C’était, en fait, une petite chapelle appartenant aux familles Belval et Castelot. Et les laconiques épitaphes sur les plaquettes retraçaient, en pointillé, leur histoire.

J’étais encore trop faible. Je lisais une ou deux inscriptions et je m’asseyais sur les dalles, en respirant comme après un gros effort, la tête bourdonnante de vertige. Né le 27 septembre 1837 à Bordeaux. Décédé le 4 juin 1888 à Paris. C’étaient peut-être ces dates qui me donnaient le vertige. Je percevais leur temps avec la sensibilité d’un halluciné. Né le 6 mars 1849. Rappelé à Dieu le 12 décembre 1901. Ces intervalles se remplissaient de rumeurs, de silhouettes, de mouvements mélangeant histoire et littérature. C’était un flux d’images dont l’acuité vivante et très concrète me faisait presque mal. Je croyais entendre le froissement de la longue robe de cette dame qui montait dans un fiacre. Elle rassemblait dans ce geste simple les jours lointains de toutes ces femmes anonymes qui avaient vécu, aimé, souffert, avaient regardé ce ciel, respiré cet air… J’éprouvais physiquement l’immobilité engoncée de ce notable en habit noir : le soleil, la grande place d’une ville de province, les discours, les emblèmes républicains tout neufs… Les guerres, les révolutions, le grouillement populaire, les fêtes se figeaient, pour une seconde, dans un personnage, un éclat, une voix, une chanson, une salve, un poème, une sensation – et le flux du temps reprenait sa course entre la date de la naissance et celle de la mort. Née le 26 août 1861 à Biarritz. Décédée le 11 février 1922 à Vincennes…

Je progressai lentement d’une épitaphe à l’autre : Capitaine aux dragons de l’Impératrice. Général de division. Peintre d’Histoire, attaché aux armées françaises: Afrique, Italie, Syrie, Mexique. Intendant général. Président de section au Conseil d’État. Femme de lettres. Ancien grand référendaire du Sénat. Lieutenant au 224 d’Infanterie. Croix de Guerre avec Palmes. Mort pour la France… C’étaient les ombres d’un empire qui avait jadis resplendi aux quatre coins du monde… L’inscription la plus récente était également la plus brève : Françoise, 2 novembre 1952 – 10 mai 1969. Seize ans, toute autre parole eût été de trop

Je m’assis sur les dalles, en fermant les yeux. Je sentais en moi la densité vibrante de toutes ces vies. Et sans tenter de formuler ma pensée je murmurai :

Je devine le climat de leurs jours et de leur mort. Et le mystère de cette naissance à Biarritz, le 26 août 1861. L ‘inconcevable individualité de cette naissance, précisément à Biarritz, ce jour-là, il y a plus d’un siècle. Et je ressens la fragilité de ce visage disparu le 10 mai 1969, je la ressens comme une émotion intensément vécue par moi-même… Ces vies inconnues me sont proches.

 

Andréï Makine, Le Testament Français (1995)

ACTE 2

Dreifaltigskeitfriedhof II

ACTE 3

Tombe de Karl Lachmann. Ehrengrab.
Tombe de Ludwig Tieck. Ehrengrab.
Tombe de Gudrun Wasser (1951-1993).
Die Kiezpoetin Gudrun Wasser ruht neben Ludwig Tieck.

Dieser Herbststurm!
Er jagt
die wilden Schweine
vor sich her
wie welke Blätter

Bloc C. Elle et moi. Nous nous dirigeons tout droit. Puis entre les familles Franke et Schulz. Face à moi Rudolf Mai. À droite, nous ignorons Gerhard Euler (1930-1990). Après Adolf Kempf, à gauche, nous arrivons chez les Gluszak. À droite en allant vers le sud. Devant les cyprès à gauche (tombe de la famille Roth). À droite dans les cyprès aux baies rouges vivent les Harpyes. Entre Max Bissing (1862-1924) et F. W. Böhm (1836-1880), nous allons. Tout droit, nous laissons sur notre gauche Heinrich Steffens. Ehrengrab.

Bloc A. À notre gauche les Lauterbach. À droite, les familles Gasner et Hoeppner. Un type assis sur un banc contemple le lieu. Un peu plus loin, près de la tombe Tripp, un bouleau. Au loin, à gauche, la tombe d’Adolf von Menzel. Ehrengrab. À droite, la famille Buthrote. Andromaque. Ici, la tombe d’Arthur von Gwinner. Ehrengrab. Notice en français manquante sur Wikipédia.

Plus haut Bloc A1. Sortie v. Oppenfeld (Moses Oppenheim). Per aspera adas tra. Elle baisse la voix. Chuchote. Je ne l’entends plus. Un enfant en trottinette vient de passer à mes côtés. Il s’arrête. Elle se tait. Sans raison, il avance et recule. Et repars aussitôt. Elle me raconte l’histoire d’Andréi B.

F.W.F. Tout droit. Sur la droite, nous laissons la famille Lindner (granit bleu)

Grenzstein des Lebens nicht der Liebe

Cèdre. À gauche. Je tombe devant Otto Rencke. Inconnu. Je note mécaniquement la date de la naissance et celle de la mort : 1890-1955. Sans raison. Gratuitement. Vertiges. Je croise un pyrrhocore. Amalie m’aide à me relever. À droite devant moi les familles Eggert et Pallmann. Nous repartons. Du point d’eau, tout droit. Direction l’archange de la famille Kühn.

Lebensblüthe ist der Tod
Todesblüthe ist das Leben

Sur la droite, la clairière des Tilleuls. Face à nous, un pin naissant.
Nous laissons le couple Hardel (Emil et Johanna). Encore des pyrrhocores dans les interstices. Un jeune chêne.

Liebet euch untereinander wie ich euch geliebet habe

À droite, nous laissons les familles Nelson, Martin, Müller. Sur ma droite, Hans et Emma Hartmann puis les Streit. Nous dépassons Emil et Hildegard Flehmke.

Trennung ist unter … Widersehn unser Hoffnung

À droite, nous coupons à travers les herbes et croisons un vieux marronnier que nous laissons à notre gauche. Sable. Après la tombe des Beekow (Albert & Hildegard). Derrière nous, une tombe délaissée. Les fers rouillés. Un cyprès. Le nom a disparu. Un œillet rouge
entouré de cyprès. Nous longeons leur propriété privée et tournons à droite, en ignorant Hildegard Kalski.

Ein Herz von reinem Gold

Et Martha Jeske. Je remarque un beau pyrrhocore, pyrrhocoris apterus, gendarme, cherche-midi, punaise rouge. Il me regarde comme je le regarde. Nous sommes interrompus par l’enfant en trottinette. Amalie avance sans m’attendre. Je cours et la rejoins. Sur notre gauche la tombe de la famille Richter. Un tronc de pierre. L’herbe est grasse. En remontant de nouveau vers Kalski. Une tombe inconnue. Les racines saillantes des arbres me font trébucher une nouvelle fois. Le gendarme m’a rattrapé. Je l’appelle Pyrrhus. Il est accompagné d’autres punaises. Parmi eux, deux pyrrhocores s’accouplent.

Chez Böttcher
August (1825-1900)
Johana (1842-1929)
Georg (1881-1935)


Un petit panneau vert W2-10-2. Johannes Habsch (2007). L’an dernier. Du lierre au sol. Vasque fleurie. Pensées blanches et roses. Sur notre gauche la famille Goretzka, puis Spengler puis Klempan. Memento mori. Puis Hildegard Schröter. Dr Werner Strahlmann.  Erich et Hedwig Gräfner. La famille Pape. Nous faisons face à Marie Bortzka (née Grabowski). Famille Köbler. Schutze. Andreas Rohr (1955-2007). Famille Conrad. Barisch. Schmid. Ehrengrab. Von Leyden. Au-delà du mur d’enceinte sud, la famille Güdenstein. Puis, enfin, les Klamroth. Parmi eux, Hans Georg Klamroth, l’un des artisans de l’attentat du 20 juillet 1944, mort le 26 août 1944 à Berlin-Plötzensee. Ehrengrab.

ACTE 4

– Tout à coup il est devenu lourd. Lourd et lent. Très lent. Immobile et torpe. Si pesant que j’ai été contrainte de m’en séparer. Nous avions passé sans encombre la voie rapide. Vous voyez, la sortie Oppenfeld.

– Georg Moritz von Oppenfeld ?

– Né Moses Oppenheim. L’Égyptien. Les accidents à cet endroit sont innombrables. Cela fait des mois que le comité demande que les éclaireurs fassent quelque chose. Rien n’est fait, ils nous répondent que c’est le chemin le plus court et le plus rapide pour passer du FWF II à DF II. Nous étions heureux de l’avoir emprunté sans qu’il nous arrive quoi que ce soit. La chaleur et la lumière nous avaient poussés sur les routes, comme tout le monde. La terre tremblait un peu partout mais vous savez qu’en cette période de l’année, c’est chose courante. Quand, au niveau du sanctuaire d’Osten-Sacken, entre les roches, le sol reste dangereux dans ce coin, je veux dire bitumé, mal bitumé heureusement, parsemé de caillasses grises et blanches. Soudain la terre s’est mise à trembler anormalement, nous avons couru. À deux nous étions plus lents que les autres. Immédiatement il y a eu deux victimes. Je ne les connaissais ni l’une ni l’autre. La première a reculé quand il aurait fallu avancer. Elle est restée collée à la roue puis a disparu de ma vue. Le deuxième, un mâle je crois, a pu se dégager. Il s’est traîné pendant quelques temps. Il a séché longtemps à ce qu’on m’a dit. Il y est peut-être toujours. Dès les beaux jours, vous irez vérifier – oui je ne suis pas sérieuse. La terre a tremblé une seconde fois. Ça nous a surpris car elle ne tremble jamais deux fois de suite. Comme si la roue du destin avait fait machine arrière. C’était triste à voir. Sa pulpe blanche a jailli d’un seul coup. Le rostre intact mais le masque défiguré, les élytres broyés suintants et puants. J’ai marché un peu mais son corps est devenu lourd. Il a disparu de ma vie.

– C’était quand ?
– C’était devant Osten-Sacken. Nous voulions nous prélasser sur le pin près de Mahlke.
– C’était quand ?
– Au printemps dernier.